Rentrée de classe
Rachid était issu d’une famille pauvre, mais ayant la chance d’être bien logé. Un « bien-vacant » récupéré par son père d’un espagnol à l’indépendance. Wakt El ghafla ! Il devait rentrer cette année là en classe de Seconde. Il avait le strict minimum en affaires scolaires et adorait ses cahiers de 96 pages et 32 pages dont il humait sans cesse l’odeur. Il avait un frère plus âgé que lui de trois ans. Ce frère a réussi à récupérer chez les voisins un petit bureau avec un tiroir central muni d’une serrure et trois tiroirs sur le côté dont aucun ne se fermait à clé.
A cet âge là, Rachid commençait à avoir quelques affaires perso (des courriers qu’il échangeait avec sa bien-aimée, des photos, des bandes dessinées, des porte-clés, des petites cartes de collection, des drapeaux des pays, des boites d’allumettes, des billes, quelques dinars etc.). Mais Rachid n’avait aucun lieu à lui, lui permettant de cacher son trésor. Alors il est allé voir son grand frère pour négocier avec lui la « location » d’un des tiroirs de côté du bureau mais qui se ferme à clé. A charge pour lui d’acheter un petit cadenas. Et pour cela, seul le premier tiroir sur le coté faisait l’affaire.
Devant cette étrange proposition, son frère hésita longtemps à louer ce tiroir, puis, comme saisi par un élan de bonté, s’est résolu à le faire en demandant à Rachid :
- Mais pourquoi veux-tu louer un tiroir dans mon bureau ?
- Juste pour mettre mes affaires perso qui sont éparpillés
- Oui mais tu risques de me déranger - si je suis dans mon bureau - à chaque fois que tu viennes chercher ou déposer un objet.
- Non ! dans le contrat de location, tu peux spécifier que je n’aurais accès à mon tiroir que quand tu n’es pas là.
- OK alors. Mais c’est toi qui achèteras le cadenas et c’est moi qui le poserai. Et je dois garder un double des clés !
- Mais pourquoi garder un double des clés. Si je loue c’est bien parce que j’ai envie de poser des affaires très personnelles. Qu’est ce qui me prouve que tu ne vas pas violer mon intimité ?
- Ma parole d’honneur ! De toute façon c’est à prendre ou à laisser…
Rachid a vécu cet échange comme une humiliation. Mais n’ayant pas le choix, il accepta :
- A combien tu me loueras ?
- Une feuille blanche par jour de location. Sept par semaine. Et je ne veux pas de feuilles mal déchirées. Je veux des feuilles blanches, propres et bien découpées.
- Pages ou feuilles ? Tu acceptes des feuilles d’un cahier de brouillon ?
- J’ai dit feuille. Et pas d’un cahier de brouillon, mais un cahier normal !
- OK alors.
Le frère de Rachid aimait dessiner. Et lui aussi n’avait pas assez de feuilles pour exprimer sa passion. D’où cette proposition d’un pauvre à un indigent.
Rachid acheta avec ses maigres économies un cahier de 96 pages, soit 48 feuilles pour 48 jours de locations et un petit cadenas.
Son frère posa le cadenas sur le premier tiroir de la droite et l’invita à poser ses affaires après lui avoir exigé les 7 premières feuilles pour la location de la semaine.
Rachid sentit un immense bonheur l’envahir. Enfin un endroit d’intimité. Plus besoin de cacher ses trésors dans des lieux si différents que parfois il les oubliait tout simplement !
Le contrat oral conclu entre les deux parties a parfaitement fonctionné pendant deux mois environ. Jusqu’au jour où Rachid n’avait plus les moyens de s’acquitter de son loyer faute d’argent.
Et sans aucun préavis, son frère enleva le cadenas, vida le tiroir loué et jeta les affaires de Rachid par terre : une photo déchirée et scotchée de sa bien-aimée, des courriers avec plein d’étoiles, des cartes de collection, des photos à lui avec ses amis, une rose fanée, des stylos, des crayons de couleur bien taillés, des cahiers, des porte-clés, un petit carnet avec des notes perso, deux cassettes audio sans couvercle…. Bref toute la richesse de Rachid étalée par terre.
Lorsque Rachid arriva et trouva ses trésors éparpillés par terre, il n’a pu s’empêcher d’essuyer une larme tout en ramassant ses affaires. Sa détresse n’avait rien à envier à celle d’un Mozart lorsqu’il essuya un refus d’Aloysia, ou à celle d’un Beethoven lorsqu’il découvrit sa surdité. A chacun sa détresse. Mais ce qu’il a le plus peiné, c’est de voir la photo de sa bien-aimée ainsi que ses courriers intimes par terre.. Un sacrilège !
Les yeux larmoyants, Rachid à son frère :
- Mais pourquoi tu as fait ça ?
- Parce qu’un contrat est fait pour être respecté
- Oui je sais, mais il fallait me donner juste un peu de temps. J’aurais une rentrée d’au moins 3 dinars la semaine prochaine.. je t’aurais réglé…
- Non !
Rachid n’aurait jamais cru que la méchanceté d’un frère pouvait atteindre ce degré. Un frère sans pitié, sans cœur, sans remords, guidé par son seul intérêt. Violer l’intimité d’un frère, jeter par terre son unique trésor, rester insensible à sa détresse…
Cette scène l’aura marqué toute sa vie…
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